Les deux référentiels
Les croyants appartenant à une religion, sont écartelés entre deux référentiels : d’un côté celui des fondements de leur religion (Torah, Bible, Coran….), et de l’autre le référentiel de la « société civile » dans laquelle ils vivent.
Ces deux référentiels ne coïncident jamais complètement. Certaines frictions entre ces référentiels sont aujourd’hui particulièrement médiatisées, comme celles touchant à la sexualité ou encore la question du voile islamique.
Ce qui distingue fondamentalement ces deux référentiels, c’est que le premier est stable (le Coran restera le Coran) alors que le second est en constante évolution (en cinquante ans, les références des Français ont considérablement changé, que ce soit dans leur rapport au travail, au corps, à l’argent…)
Les cultures religieuses
Afin d’intégrer ces deux référentiels, les croyants créent une culture religieuse spécifique à la société dans laquelle ils évoluent. On appelle ici « culture religieuse » une manière concrète qu’ont les croyants de vivre leur foi : liturgie, relations entre pasteurs et simples fidèles, relations avec les non-croyants... Ainsi pour une même religion, pour des mêmes fondements, il existe une multiplicité de cultures religieuses, chacune étant spécifique à une région et à une époque particulière. Par exemple, les malékites (branche de l’islam) égyptiens ont une culture religieuse différente des malékites camerounais. De même, un jésuite français du XVIIIe siècle a une culture religieuse différente d’un jésuite français du XXIe siècle.
A chaque crise de société, la culture religieuse liée à cette société est remise en cause. Les croyants recherchent alors dans leurs sources, dans les fondements de leur religion, une nouvelle façon de vivre leur foi.
Le pendule
Une image permet de mieux comprendre le phénomène dont nous parlons : les religions fonctionnent à la manière d’un pendule dont le point d’équilibre serait constitué par leurs fondements. Le pendule s’éloigne de son point d’équilibre lorsque les croyants adaptent les fondements de leur religion à la société dans laquelle ils vivent. La culture religieuse est le résultat de cette adaptation. Une culture religieuse « maltraite » les fondements de la religion dont elle est issue. D’un côté, elle minimise voire élimine certains aspects de ces fondements, de l’autre elle rajoute des éléments qui n’en font pas partie. Par exemple, au Sénégal, d’un côté, certaines prescriptions coraniques ne sont pas appliquées ; de l’autre, des éléments spécifiques à la culture africaine se sont intégrés à la culture religieuse des musulmans sénégalais. Ce n’est pas une interprétation particulière des sources qui aboutit à la non-application de certains versets coraniques. Ce n’est pas d’une réflexion intellectuelle sur les fondements de l’islam qu’a découlé l’absence de mise en pratique de certains passages du Coran. Mais c’est la culture ambiante qui en a bloqué la mise en application, car elle génère un mode de vie antagoniste à certaines prescriptions coraniques. La culture ambiante a généré une culture religieuse qui a éliminé certains éléments des fondements de l’islam et a ajouté d’autres éléments spécifiques à la culture africaine qui ne trouvent pas d’échos dans les sources de cette religion.
Ainsi, une culture religieuse crée une manière unique d’être croyant, liée à un environnement culturel donné. Lorsque cet environnement culturel est en crise, il entraîne dans sa chute la culture religieuse qu’il avait générée. Pour que leur religion survive, les croyants doivent remettre en question leur culture religieuse et revenir aux principes fondateurs de leur religion. Le pendule retourne vers son point d’équilibre.
Le saint du village
On peut trouver un exemple de ce mouvement de pendule dans les excès que pouvait avoir le culte donné à un saint particulier dans certains villages européens. De générations en générations, le culte du saint s’intensifie au point que ce dernier finit par se substituer à Dieu, à la Trinité (le pendule s’éloigne de son point d’équilibre). Si au début ce culte peut avoir un sens particulier, ce sens s’épuise peu à peu au profit d’une simple imitation de ce qui se fait depuis des générations, dans l’unique but du maintien de la tradition du village. Mais un jour la nouvelle génération se trouve en rupture avec ses aïeux, elle remet en cause son héritage, aspire à autre chose (la crise). Or, dans cet héritage il y a le culte du saint, les anciens essayent de le défendre, mais ils n’ont d’autres arguments que celui du respect de la tradition. La nouvelle génération refuse de continuer de faire perdurer cette tradition dont elle ne voit plus le sens. Il y a alors deux fins possibles à cette histoire : soit cette génération abandonne le christianisme qu’elle identifie à ce culte qu’elle rejette ; soit elle redécouvre les sources du christianisme et trouve en elles un sens que le culte du saint ne peut plus fournir (retour du pendule à son point d’équilibre).
5 - D’une culture religieuse à l’autre
Le pendule ne revient jamais exactement à son point d’équilibre. Il s’en rapproche. Parce que lorsqu’un environnement culturel disparaît, un autre se structure peu à peu et prend sa place. Le nouvel environnement culturel va à son tour relire les sources d’une religion à travers le prisme des éléments qui le structurent. Mais ces éléments ne sont pas encore clairement définis, ils ne sont pas encore solidement ancrés. Ce nouvel environnent est fragile, il se cherche. Il ne fige pas encore la religion concernée dans une culture religieuse bien définie. Le tâtonnement lié à sa structuration progressive est propice à un travail sur les fondements de la religion qui lui est liée, et donc à un rapprochement du pendule vers son point d’équilibre.
Les conséquences du pendule
Le principe du pendule a deux conséquences
La première c’est que l’on ne peut pas juger une religion uniquement aux comportements des croyants. Par exemple si on réalise une étude sur les musulmans indiens au XVIIe siècle, comment savoir dans la manière d’être de ces musulmans, la part qui est due au fait même d’être musulman, et celle qui résulte de la culture ambiante ? Seule une étude des fondements de l’islam permet d’opérer cette distinction.
Deuxièmement l’avenir d’une religion dépend davantage des fondements de cette dernière que du comportement des croyants actuels. La culture religieuse actuelle, qui détermine le comportement des croyants, s’éteindra avec la prochaine crise ; les futures cultures religieuses dépendront d’une part des fondements de la religion en question et d’autre part des futures sociétés civiles. Autrement dit les fondements ont un rôle déterminant dans l’avenir d’une religion.
Nous venons de voir le principe général du pendule. De futurs articles affineront les principes qui régissent les mouvements du pendule et montreront qu’ils diffèrent d’une religion à une autre. Nous verrons notamment que le pendule chrétien et le pendule musulman ne fonctionnent pas de la même manière.