La Bible n’est pas pour les chrétiens ce qu’est le Coran pour les musulmans. Il y a entre la Bible et le Coran une fausse symétrie. Avant de chercher à les comparer, il faut comprendre la place qu’ils occupent dans leur tradition respective. Ces textes sacrés ne relèvent pas du même principe et n’ont pas la même finalité.
Le Bible, le Coran, Dieu et l’Homme
L’œuvre d’hommes habités
La Bible se présente comme un corpus de livres aux multiples auteurs (Jérémie, Isaïe, Amos, Matthieu, Jean, Paul…). Les auteurs de la Bible sont humains, ce sont des hommes habités par Dieu qui retranscrivent avec leurs mots, leurs expressions, leur culture, l’expérience qu’ils font de Dieu. Paul Beauchamp, exégète jésuite, nous éclaire sur ce point :
« Paul est l’œuvre de Dieu avant que les Epîtres de Paul le soient. L’écrit, le livre, sort de l’intimité qui unit Dieu aux auteurs bibliques. »1
Pour les chrétiens, Dieu habite l’homme au sens le plus fort du terme. L’homme est invité, dès ici-bas, à vivre de la vie de Dieu (Cf. Devenir fils de Dieu). Ainsi, les multiples auteurs qui ont collaboré à la rédaction des Saintes Écritures étaient habités de Dieu. Paul Beauchamp poursuit ainsi :
« L’Esprit-Saint agit à partir du plus intime de l’homme qui écrit, du plus humain de l’homme qui écrit. Il assume les paroles de cet homme. Dieu en est vraiment l’auteur. Mais cela n’enlève pas aux paroles inspirées les limites et la faiblesse qui sont inhérentes à la parole humaine. »2
Ce n’est pas l’écrit que Dieu habite, mais les personnes qui ont écrit. L’écrit, la langue humaine est un outil grossier qui ne peut prétendre cerner Dieu, enfermer Dieu, lui apposer un point final. Pour les chrétiens, le seul réceptacle en mesure de contenir véritablement Dieu, c’est le cœur de l’homme. Saint Nicolas Cabasilas, orthodoxe du XIVe siècle, dit à ce propos :
« Le cœur de l'homme a été créé assez grand pour contenir Dieu lui-même ».3
Saint Paul, dans sa seconde épître aux Corinthiens, écrit que la véritable Écriture Sainte réside en chaque homme habité de Dieu :
« Vous êtes manifestement une lettre du Christ, écrite, par notre ministère, non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs. »4
C’est pourquoi, pour montrer son véritable visage, Dieu n’aura d’autre choix que de se montrer dans le cœur de l’homme, dans le cœur d’un homme : Jésus. Le Christ exprime Dieu dans sa plénitude, ce que l’écrit ne pouvait faire. C’est ainsi que Saint Jean commence son évangile :
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. (…) La Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous. »5
La « Parole de Dieu », le « Verbe de Dieu », c’est le Christ qui a habité parmi nous. On comprend mieux ici le sens de l’expression que Jésus emploie en disant qu’il est venu « accomplir les Écritures »6 . Il accomplit les Écritures, non seulement parce qu’il incarne le Messie qu’elles annonçaient, mais bien plus : il accomplit les Écritures, en ce sens qu’il est ce que les Écritures ne peuvent que tendre à être : le Verbe de Dieu. Les Écritures avaient pour objet de révéler qui est Dieu, le Christ les accomplit en révélant de manière définitive le vrai visage de Dieu : « Celui qui m’a vu a vu le Père »7 .
Il est d’ailleurs intéressant de souligner que si le statut théologique de l’ensemble des livres de la Bible est le même, les quatre évangiles y tiennent une place particulière. Le Concile Vatican II souligne ainsi :
« Il n’échappe à personne que dans les Écritures entières, même celles du Nouveau Testament, il est légitime d’attribuer la plus haute place aux évangiles, parce qu’ils sont le principal témoignage de la vie et de l’enseignement du Verbe incarné notre Sauveur. »8
Il n’est pas douteux que les chrétiens ont un rapport de proximité avec les évangiles bien plus important qu’avec les autres livres bibliques. Par exemple, lors de la liturgie de la messe catholique romaine, l’assemblée reste assise lors de la lecture des passages de l’Ancien Testament et des épîtres, en revanche elle se lève pour écouter les évangiles.
Un seul auteur, Dieu
Passons maintenant au versant musulman. Pour les musulmans l’auteur du Coran ce n’est pas Mahomet mais Dieu. Dans le Coran, contrairement aux livres bibliques, Dieu est le narrateur.
D’un point de vue musulman, l’homme ne peut pas être habité par Dieu. L’islam exclut toute participation de l’homme à Dieu. Croire en cette participation, c’est commettre le péché irrémissible, le shirk. Il y a entre le Créateur et la créature un abîme, une barrière infranchissable.
Le hadith et la sira prennent un soin particulier à montrer que ce n’est pas Mahomet qui écrit les versets du Coran sous l’effet d’une inspiration divine, mais que les mots du Coran sont les mots d’Allah. Ainsi dans la sira, il est bien précisé que l’ange Gabriel montre à Mahomet un écrit qu’il lui demande de lire :
« L’Envoyé d’Allâh, a dit : Pendant que je dormais, Gabriel vint à moi, tenant une couverture de brocart à l’intérieur de laquelle il y avait un écrit. Il m’a dit : “ Lis ! ” »9
Ainsi l’écrit précède Mahomet. Dans le Coran, Dieu parle à la première personne, sa parole n’est pas intégrée dans un récit, Allah est le narrateur :
« Nous (Allah) avons fait descendre ce chapitre du ciel, et l’avons rendu obligatoire ; nous y révélons des choses claires, afin que vous réfléchissiez. »10
1.3 – Le Verbe de Dieu
Pour les musulmans, le Coran est le « Verbe de Dieu », alors que pour les chrétiens, le « Verbe de Dieu » ce n’est pas la Bible mais le Christ. Mohammed Arkoun, professeur émérite à Paris III, cite le Père Yves Congar, un théologien chrétien, et souligne à nouveau cette différence fondamentale :
« “ La Parole de Dieu, en vérité, écrit le R. P. Congar, c’est Jésus-Christ : il n’y en a point d’autre. Dieu ne nous est accessible et connaissable que dans le Christ. ” Tous les musulmans souscriront à cette profession de foi, à condition seulement de remplacer Jésus-Christ par le Coran. »11
Pierre Lathuilière, enseignant en théologie dogmatique à l’Université catholique de Lyon, précise :
« C’est pourquoi, en dépit de l’expression coranique reprise sans distance critique par la presse et certains manuels scolaires, le christianisme n’est pas une “ religion du livre ”, mais une religion de la personne. »12
Explication
1 BEAUCHAMP Paul, Parler d’Écritures Saintes, Paris, éditions du Seuil, 1987, p. 19.
2 Ibid., p. 25.
3 CABASILAS Nicolas, La Vie en Christ, trad. Marie-Hélène Congourdeau, Paris, éditions du Cerf, 1989, tome 1, collection Sources chrétiennes, N°355, livre II, E.
4 Bible (2Co 3, 3)
5 Bible (Jn 1, 1-14)
6 Bible (Mt 5, 17)
7 Bible (Jn 14, 9)
8 Concile Vatican II, Paris, éditions du Centurion, 1967, Dei Verbum, V, 8.
9 Sira (IBN ISHAQ, Sîra Al-Rasûl, trad. ‘Abdurrhmân Badawî, Muhammad, Beyrouth, éditions Al-Bouraq, 2001, p. 182.)
10 Coran (XXIV, 1)
11 ARKOUN Mohammed, préface in Le Coran, Paris, éditions Garnier-Flammarion, 1970, p. 13.
12 LATHUILIERE Pierre, « La Bible des chrétiens » in La bibliothèque de Dieu : Coran, Évangile, Torah, Lumière et vie, n°255, juillet-septembre 2002, p. 83.